Cette
année-là l’hiver était précoce. Un matin d'octobre tout particulièrement froid
qui laissait présager de rudes journées à venir. Le soleil avait du mal à
s'extirper de l'horizon pour venir caresser et réchauffer Notre Dame des Anges.
Le jour tardait à poindre, la nuit avait encore sommeil. Les Maures
majestueuses repandaient une inquiétante brume jusqu'au chemin de la Mué.
Ce
long cordon de terre battu par les charrettes qui sinuait entre champs de
vignes et d'oliviers regardait passer, comme chaque jour que Dieu fait, la brave Jeannette. Elle cheminait avec
une lenteur qui la caractérisait. Le pas pesant, l'échine courbée par les ans
et le poids de sa bêche n'étaient pas les seuls responsables de sa pénible
démarche. Il faut bien le dire, la vie n'avait pas été tendre avec elle.
Orpheline, elle fut accueillie dans une
bonne famille de paysans, certes, mais durs à la tâche. Son enfance bien trop
courte avait défilé à une vitesse inouïe. Pas le temps de s'attarder avec les
autres enfants du village à courir sous le préau de l'école communale Jean
Jaurès. Sa modeste demeure était éloignée du village. Travailler aux champs,
gouverner le bétail passaient avant tout pour ses parents adoptifs. Le labeur
c'était l'âme de la campagne. Les années fuyaient ainsi, rythmées par les
saisons et leur lot de souffrances. Bien vite arriva son adolescence. La petite
fleur Jeannette était malgré l’âpreté de son existence devenue une jolie rose à
cueillir. Les jeunes hommes du coin l'avait bien remarqué. Mais Jeannette
restait muette et sourde au chamboulement du printemps de sa vie. Il y a des
traumatismes qui ne pardonnent pas.
Jusqu’à ce jour, le plus beau de sa vie
certainement où entre deux coups de sécateur et un seau à vendange bien trop
lourd pour elle, une main ferme et
solide venait la soulager de ce fardeau. C'était celle d'un grand et beau jeune
homme qui sans mot dire, par un immense sourire, venait de changer son destin. La Jeannette n'aimait pas
parler. Les gens du village la jugeaient bizarre, voire simplette. Les plus
gentils disaient qu'elle était brave. Pour elle aussi, l'enfer c'était les
autres. Mais de regards en regards, de gentillesses en gentillesses, puis de
sourires en sourires mais sans jamais un mot, un doux climat s'était installé
entre les deux jeunes gens. La nature reprit ses droits et les deux tourtereaux
se voyaient toujours au même endroit, sur le chemin de la Mué, assis sur une
grosse pierre au pied d'un amandier centenaire. Les occasions étaient rares mais
suffisantes pour pouvoir se faire toutes les promesses qui font tant espérer et
rendent les cœurs ivres de joie et d’espérance.
Mais, même le plus grand, le plus bel
amour n'est pas maître du temps. Un
soir d'automne, froid comme celui d'aujourd'hui, son ange au rendez-vous ne
vint pas. La guerre. Cette maudite guerre commençait à faire ces premiers
ravages. La pauvre Jeannette assise sur cette grosse pierre qui scellait leur
amour avait compris qu'elle ne le verrait plus jamais. Seul un lapin, un tout petit lapin se
tenait devant elle comme s'il voulait partager sa tristesse. La vie amoureuse
de Jeannette s’arrêta là.
Bien des années ont passé et toujours le
même chemin pour aller à la vigne. Sur la régagnade, le chemin du retour, toujours la même pierre
au lapin pour laisser reposer ses jambes lourdes après une longue et pénible
journée. Les cheveux blancs de Jeannette tournés en chignon sous un fichu de
lin noir laissaient voir les rides de son cou et de son visage, témoins du
malheur et de la désespérance qui la rongeaient.
Le quartier de la Mué accueillait
peut-être pour la dernière fois le long chemin de croix de Jeannette. La
dame au lapin.
Jean-Luc MARTEDDU
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