lundi 15 janvier 2018

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Article du journal  Libération  sur le premier livre de Marie-José HUBAUD, éd. La Découverte.
Des hommes à la peine, carnets d’un médecin du travail

« Le corps se tasse, envoie des signaux »
Par Eric Favereau — 30 septembre 2008

Elle en parle si joliment. C’est rare, un médecin qui a des mots de poète pour parler de ses malades. Marie-José HUBAUD est médecin du travail. Elle raconte, décrit des scènes, des moments.

 Ce sont souvent des accidents : «Trahi par la machine. Depuis le temps il avait appris à la connaître, à interpréter ses petits bruits… Il la traitait avec respect, c’était une bonne machine. Et qu’est-ce qu’elle lui a fait ? Accident de travail ! Elle lui a mangé deux doigts, les deux meilleurs, le pouce et le majeur droit. Il est incapable de se rappeler comment ça s’est passé… » Et après ? « On lui a greffé deux "choses", le chirurgien dit deux doigts, lui il dit des "choses", il n’a pas d’autre mot pour parler de ces trucs boudinés et gonflés à la fois qu’ils lui ont fabriqué à partir de trois de ces orteils. Le chirurgien est très content, il dit que la greffe a bien pris, mais lui est terrifié, il n’ose pas regarder sa main, il a peur de se mettre à hurler… » Il est comme d’autres, ouvriers ou employés, qui viennent à son cabinet. Peu à peu, au fil des ans et de la fatigue de leur travail, leur corps les trahit. Un corps « qui se raidit d’un côté et se tasse de l’autre, qui envoie des signaux de plus en plus fréquents ». « Un voyant qui clignote, c’est rien, ça va passer, le voyant devient fixe… » Et cela dérape : « Ils sont devenus sourds, leurs articulations sont bloquées et douloureuses, leur souffle est court et haché, leur dos, mon Dieu, leur dos ! Ils sont enfin reconnus en maladie professionnelle ou ils ne le sont pas… »

Tout est ainsi. Mis en mots avec douceur et chaleur. Marie-José Hubaud aime ces patients, elle écoute ces employés qui viennent à la « médecine du travail ». Certains sont abattus, d’autres arrivent avec des secrets. D’autres se noient dans des silences : « J’aime les hommes quand ils demandent : je peux vous parler cinq minutes ? Ça fait cinq minutes que l’examen est terminé, ils sont prêts à partir, ils n’ont presque rien dit, moi non plus… Et là, devant la porte, ils ouvrent la bouche, ils ont un trou d’air, ça fait un bruit de forge, ils craquent, non ils ne veulent pas s’asseoir… Je reste là debout à côté d’eux, je ne parle pas, je ne bouge pas, et quand la vague se retire, ils disent qu’ils ne savent pas ce qui leur a pris, que ça ne leur ressemble pas, mais pas du tout, que maintenant ça va ils n’ont pas envie de parler, ça va mieux c’est tout. » 


Article du journal LE MONDE |  du 12.11.2008 |
 Par  Yves-Marc AJCHENBAUM
Des hommes à la peine, carnets d'un médecin du travail", de Marie-José HUBAUD :
" une plongée dans le monde de la souffrance "

L'auteur maintient la distance, essaye de ne pas se faire aspirer par la douleur ou la violence de ses interlocuteurs, et ne se complaît ni dans le témoignage compassionnel ni dans la misanthropie.
Le corps de l'homme est bavard. A sa façon, il raconte la vie, les plaisirs, les tensions comme les douleurs. Impossible de se cacher, même lorsque la parole est rare. Marie-José Hubaud, médecin du travail, est bien placée pour décrypter les histoires singulières des salariés qu'elle a rencontrés au cours de sa carrière.
Au milieu du "silence pudique", des "silences profonds peuplés de fantômes", "du silence vide", il y a ce qu'elle appelle le "parler des corps". Elle les observe, les palpe, mesure et constate : l'énergie déployée et l'usure, la déprime et la renaissance. Elle écoute aussi, ceux qui, la main sur la poignée de la porte du cabinet médical, osent un "je peux vous parler cinq minutes", où interrogent en souriant, l'air de rien, "je vais me marier cette année, j'ai tué ma première femme, vous pensez que je dois le dire à ma fiancée ?" Le docteur HUBAUD effleure l'intime et la réalité du monde du travail s'impose d'autant.

Dans les PME, sur les chantiers, au garage, dans une fonderie, une grande surface ou une décharge, il y a les apprentis "oiseaux tombés du nid", les "corps somptueux (...), deltoïdes déployés comme des focs ballons", ceux qui attendent en silence la retraite, les tricheurs en quête d'un arrêt et celui qui a "mal à son travail".

Il y a aussi les patrons : les attentifs prêts à faire évoluer un poste de travail, l'escroc séduisant, le sentimental qui aime les truites et la pêche à la mouche, le hargneux lorsque débarque le médecin du travail dans l'atelier, le cynique et les obsédés du trop d'Etat, du trop de charges, du trop de concurrences sans parler de la paresse des ouvriers...

L'auteur maintient la distance, essaye de ne pas se faire aspirer par la douleur ou la violence de ses interlocuteurs, et ne se complaît ni dans le témoignage compassionnel ni dans la misanthropie. Cela donne, loin de la logorrhée militante, un texte délicat et chaleureux sur un monde qu'elle réduit volontairement à sa masculinité. Dans ce livre, la seule femme, c'est elle. Le "travail féminin est une histoire triste", écrit-elle, nous promettant, au détour d'une page, un autre ouvrage "avec des couleurs sombres". Puis elle revient à ses hommes.

La phrase est courte, le trait rapide : il saisit la main molle, le regard violent ou goguenard, il esquisse le gros costaud déprimé, l'homosexuel tardif, le comptable obèse qui rêve de construire des ponts, l'alcoolique qui ne boit jamais avant midi. On est dans la saleté, les courants d'air, les charges à porter, le bruit ; on est dans la promiscuité et dans les rires, dans l'indifférence et l'affectif.

Marie-José Hubaud, regard féminin sur des corps vivants, nous rappelle à la fragilité des hommes comme les photos de Dorothea Lange ou David Seymour. Il y a du charnel dans son texte et une certaine fascination pour ce colloque singulier toujours possible entre les quatre murs du cabinet médical. Mais il y a aussi le besoin d'aller voir, de vaincre les regards, les ricanements, d'accepter d'être ignorante, d'apprendre.

Reste que l'auteur se trouve, d'une certaine façon, prisonnière de son récit au point de n'évoquer la réforme de la médecine du travail de 2004 et les modifications en cours aujourd'hui, qu'en vingt lignes pleines de sous-entendus incompréhensibles pour le commun des mortels.
C'est dommage. Si elle a su donner de la vie aux anonymes des mondes du travail, elle a aussi évacué une réflexion sur sa fonction, son institution et leur évolution. Mais cela impliquait de quitter le récit pour s'engager dans le débat. Un tel choix aurait permis d'atténuer le côté carnet de voyage du livre. 

DES HOMMES À LA PEINE, CARNETS D'UN MÉDECIN DU TRAVAIL de Marie-José Hubaud. La Découverte, 192 pages, 12 €.






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